AVEIRO, AU RYTHME DE LA LAGUNE

Entre Porto et Lisbonne, ce charmant port sillonné de canaux est souvent affublé du surnom facile de "Venise du Portugal". Niché au fond d'une baie, il est cerné d'une nature peuplée d'ibis et de cygnes, à découvrir à pied ou à vélo...

Sur l’immense miroir d’eau couleur ardoise de la ria d'Aveiro, rien ne vient heurter le regard. Sur la plage, quelques pêcheurs de palourdes, couteaux et coques sont venus avec la marée basse. Au loin, le O Présidente, un moliceiro de 15 mètres à la coque d’un bleu profond, typique de la région, évite les herbus affleurant et louvoie entre des îlets. Au bruit du moteur, des flamants roses s’envolent. La voile de 24 mètres carrés du O Présidente est restée enroulée. Elle n’est hissée qu’à l’occasion des régates disputées entre ces vieux gréements.

Avec leur étrave en bec d’oiseau, leurs jaunes, rouges, bleus, verts chatoyants et leurs coques ornées de frises fleuries et de scènes naïves, mystiques ou licencieuses, les moliceiros sont l’emblème de la lagune.

"C’est notre identité à nous, gens de terre et gens de mer", dit Verónica Fonseca, la propriétaire du O Présidente. Terra d’Água, son entreprise, propose des promenades au fil de l’eau, pour faire découvrir la lagune : à une heure de route au sud de Porto, celle-ci s’étend sur 75 kilomètres carrés derrière un cordon dunaire qui la sépare de l’océan Atlantique.

Les moliceiros tissent un lien entre ces deux mondes, le maritime et le terrestre. On lit souvent qu’ils seraient un héritage des Phéniciens, civilisation de commerçants présente au Portugal au IXe siècle avant notre ère. Leur nom, lui, vient du moliço, ces algues jadis abondantes et que les voiliers allaient récolter sur les estrans avant de les faire sécher pour amender ensuite les terrains sablonneux.

"Il y a eu jusqu’à 1 000 moliceiros dans la région, avant que l’activité ne périclite dans les années 1970, souligne Verónica Fonseca en amarrant son O Présidente au quai du Bico. Aujourd’hui, il en reste environ 70, dont une cinquantaine qui ne se consacre plus qu’aux balades touristiques sur les canaux du centre-ville."

"Venise portugaise" : une longue histoire et une géographie alambiquée

Car, c’est un fait, dans l’attractive Aveiro, l’une des rares villes du Portugal qui voit sa population augmenter, sur les cinq canaux urbains, on ne peut manquer le ballet incessant des barques qui proposent des promenades aux touristes. Ceci vaut à la petite cité le surnom un peu facile de "Venise portugaise". À l’embarcadère, les moliceiros voisinent avec les mercantéis – plus longs de trois mètres, à la décoration plus sobre – et les petites bateiras, des barques à fond plat, pratiques pour la pêche. Dans la lumière particulière de la lagune, les embarcations colorées composent un tableau impressionniste dans lequel on aime s’égarer. D

De fait, dans la ria d’Aveiro, on perd facilement le nord et les autres points cardinaux. La lagune à la géographie alambiquée a commencé à se former au Xe siècle. Des cordons littoraux ont progressivement fermé l’accès des fleuves Boco et Vouga, et de nombreux petits cours d’eau, à l’océan Atlantique. Il a fallu ouvrir des barras (passes) pour maintenir le lien avec la mar brava (l’océan). La plus récente, au sud, a été creusée en 1808 par l’ingénieur militaire français Reinaldo Oudinot et permet encore aujourd’hui aux navires de fort tonnage d’accoster au port d’Aveiro, le cinquième du Portugal, niché au fond de la lagune.

Ici, on pêche le poulpe et la sole, mais l’anguille reste la reine de la ria

Dans la ria saumâtre et poissonneuse, on pêche poulpes, daurades, soles, calamars, crevettes… et surtout des anguilles, même si elles sont moins abondantes que jadis, victimes de la surpêche et de la pollution. À Murtosa, dans la partie nord de la lagune, un petit musée installé dans une ancienne usine raconte les grandes heures de ce poisson roi, très apprécié pour sa valeur nutritive. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, il était mis en conserve ici même pour être expédié dans toute l’Europe. La petite ville abrite encore une conserverie, où, comme autrefois, travaillent surtout des femmes (elles représentent 90 % des employés).

Chez Dona Alcina, un petit restaurant sur le quai de Bestida, à Bunheiro, à cinq kilomètres au nord de Murtosa, se retrouvent les pêcheurs, ceux de la mar brava et ceux de la ria. La patronne du restaurant, à plus de 80 ans, cuisine toujours elle-même les enguias frites ou en caldeirada (ragoût), des plats qui ont fait sa réputation.

Un immense réseau d’îles et de canaux où il fait bon se perdre…

Torreira, le village qui fait face à Murtosa sur le cordon dunaire, est le gardien de la mémoire des moliceiros. Dans un atelier du musée-chantier naval de Monte Branco, on peut assister à la construction ou à la rénovation des fameux bateaux sous la houlette de maître José Rito, un des derniers charpentiers de marine de la ria.

Mais il faut se rendre dans la partie sud de la lagune, sur le cordon littoral des Gafanhas, pour en apprendre davantage sur leur histoire. Au musée de la Marine d’Ílhavo, un bâtiment moderne créé par les fameux architectes Nuno et José Mateus, un mythe s’effondre. "Les moliceiros ne sont pas d’origine phénicienne comme on l’entend souvent, explique José Fidalgo, anthropologue et conservateur. Aucune trace, aucun document ne nous permettent de remonter au-delà du XIXe siècle. On pense que cette légende est le résultat d’une campagne municipale datant de cette époque-là, sans doute destinée à donner un peu de brio à une histoire qui en manquait."

Azulejos et Art nouveau

Il est vrai qu’Aveiro, que l’écrivain portugais José Saramago, prix Nobel de littérature en 1998, comparait à "un organisme vivant, trait d’union entre la terre et la mer, comme un énorme cœur", n’a pas toujours eu le rôle important qu’il a aujourd’hui. Mais il renferme tout de même son lot de merveilles, apparues au fil des siècles. Le Convento de Jesus, par exemple, couvent du XVe siècle révélant des chefs-d’œuvre baroques, aujourd’hui transformé en musée.

C’est là que des religieuses confectionnèrent jadis pour la première fois les ovos moles (œufs mous), une pâtisserie à base de jaune d’œuf et de sucre dans une fine couche de pâte à hostie, moulée en forme de coquillage. Les moniales, dit-on, utilisaient le blanc des œufs pour empeser les vêtements et cherchaient un moyen d’utiliser les jaunes. En réalité, le jaune d’œuf mélangé à du sucre avec un peu de porto étaient les ingrédients de ce que l’on appelait la gemada, un remède contre les fièvres et les fatigues, car riche en protéines.

La ville s’enorgueillit aussi de 28 édifices Art nouveau classés et remarquablement conservés, comme la Maison du major Pessoa, qui, derrière sa façade blanche, luxuriante de fleurs et d’arabesques de pierre, ses fenêtres cintrées et ses balcons de fer forgé, abrite le musée de l’Art nouveau. Et d’une gare célèbre pour ses azulejos (carreaux de céramique) datant de 1916, représentant, entre autres, une foule de personnages, parmi lesquels évidemment un pêcheur et une varina (vendeuse ambulante de poisson).

Une ville universitaire tournée vers le tourisme

Le chemin de fer place la ville à une demi-heure de Porto. Une aubaine pour les étudiants qui choisissent son université, réputée pour ses recherches en haute technologie et sise dans des bâtiments contemporains, œuvres des grands architectes portugais Álvaro Siza Vieira et Eduardo Souto de Moura. Mais aussi pour les amateurs de slow tourisme, qui viennent s’y ressourcer.

Il faut se rendre au quai de Ribeira de Pardelhas et enfourcher une de ces bicyclettes que la mairie met à disposition dans un ancien entrepôt pour partir à la découverte de la lagune, de ses rivières empierrées pour faciliter la navigabilité, de ses levées pour protéger les terres, de son système d’écluses, et du dialogue incessant entre mer et terre. Au total, quelque 600 kilomètres de sentiers ont été aménagés en GR (Grandes Rotas). Ce vaste réseau de circuits plus ou moins lagunaires permet de parcourir la région à pied ou à vélo.

Des dizaines d’espèces y ont trouvé la paix

Première étape de la balade, à quelques minutes du centre d’Aveiro : à perte de vue, des étendues de bassins saumâtres miroitent au soleil. Les murets bas et les passerelles en bois dessinent un paysage géométrique que ponctuent les petits monticules blanchâtres. Longtemps, le sel fut en effet la seule richesse de la ville, avec jusqu’à 300 salines en activité. L’une des six rescapées propose aussi détente et bien-être, avec piscine, spa et bains de boue.

Armando Reis, 67 ans, est saunier à la Marinha da Noeirinha. Avec son bonnet de laine bien enfoncé sur la tête pour se protéger de la brise marine, l’homme raconte avec nostalgie sa jeunesse, quand le métier de saunier était bien différent. "Nous chargions le sel dans les palanches [paniers à balancier] pour le verser dans les mercantéis qui venaient s’amarrer le long des murets des salines, se souvient-il. Les bateaux déchargeaient ensuite la marchandise sur le port d’Aveiro, dans des entrepôts qui sont aujourd’hui devenus des bars et des restaurants."

Une faune incomparable

À moins de deux kilomètres de là, une autre saline, l’entreprise Horta dos Peixinhos, cultive la salicorne, une plante marine qui, séchée et broyée, constitue un excellent substitut au sel. Mais c’est à Estarreja, commune de 7 500 habitants, à 20 kilomètres de Murtosa, que l’on plonge dans l’autre vie de la ria. La réserve naturelle Bioria, accessible aux vélos comme aux marcheurs, protège la richesse lagunaire des activités humaines. On y découvre bocage, rizière, chemins inondables, et une faune incomparable : aigles pêcheurs, ibis, limicoles, cygnes, serins… des dizaines d’espèces différentes d’oiseaux y ont trouvé la paix (on peut louer des jumelles pour un euro). À quelques encablures de là, l’océan peut bien gronder. Derrière son cordon dunaire, la ria d’Aveiro, nonchalante et paisible, reste une oasis de tranquillité.

➤ Article paru dans le magazine GEO n°543 de mai 2024, Prendre le temps de vivre au Portugal en kiosque à partir du 24 avril 2024.

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